Éléments dont nous aurons besoin à l'avenir (2021)

Février 1, 2021
JH 2

📸 Kaneko Centre

En ces temps de restrictions de mobilité, les expositions virtuelles nous sont accessibles mais, c’est inévitable, elles atténuent ou effacent certains des moments qui nous touchent le plus face à des œuvres textiles (et, parfois concrètement, ces moments d’émotion où l’on ressent le mouvement du tissu). Le présent texte vise à offrir une passerelle entre l’expérience matérielle que l’on fait par soi-même de l’exposition, ce dont nombre de spectateurs seront sans doute privés du fait des restrictions de déplacement induits par la pandémie, d’une part, et la vision en ligne, d’autre part. Il est difficile de savoir ce qu’Anni Albers aurait pensé des solutions d’expositions virtuelles auxquelles on recourt aujourd’hui. Une grande partie de sa pensée rendait hommage aux matières, mais elle vivait également dans un monde très réel dans lequel la créativité était essentielle dans la recherche de solutions. La relecture d’Anni Albers en 2021 est une leçon de modestie nous rappelant l’ampleur des bouleversements et des pertes qu’elle a traversés tandis qu’elle produisait des œuvres que nous voyons encore maintenant comme des références.

On accuse souvent les contraintes matérielles liées à la production et à l’usage de rabaisser l’imagination à des considérations très concrètes. Pourtant Anni Albers voyait « les contraintes imposées par l’utilisation pratique » comme un élément utile et créatif poussant à trouver « une voie encore jamais envisagée avant que le problème ne se pose, que ce soit en termes de démarche, de choix de matières, de couleurs ou de forme. » La méridienne de Ditte Hammerstrøm en est une bonne illustration. Agrandissement d’un élément particulier d’ameublement qui nous est familier, la solution de Hammerstrøm trouve son originalité dans une nouvelle forme restant proche de celle que nous connaissons. Tove Storch partage avec Hammerstrøm une démarche qui au départ est proche des critères d’utilisation mais qui, à la place, joue sur nos attentes quant à la manière dont le tissu et le métal doivent se comporter, afin de mettre des matières familières en tension volontairement inconfortable.

Le textile est souvent présent dans les sièges, où il sert d’enveloppe extérieure dissimulant la structure. Side by Side/Low Mohair de Ditte Hammerstrøm (2014) propose ce que l’artiste décrit comme une « manière plus honnête de voir la structure et le rembourrage ». Au lieu de laisser au textile un rôle d’habillage, Hammerstrøm s’est attachée à la manière dont un détail qui nous est familier – en l’occurrence les boutons qui normalement maintiennent le rembourrage du meuble – pouvait devenir le meuble proprement dit.

Après des centaines d’essais pratiques sur différentes matières, l’artiste a sélectionné un mohair de très grande qualité répondant à la lumière à la façon d’une peau d’animal ou d’un velours. Deux cents trois « boutons » réalisés individuellement se serrent à l’intérieur d’hexagones eux-mêmes serrés les uns contre les autres. Chaque bouton a été créé à partir d’un même carré de tissu garni d’une mousse de rembourrage ferme puis inséré dans un trou percé dans une planche de frêne. Des bouchons en liège introduits au marteau sous la planche maintiennent en place les boutons, laissant ainsi les « queues » de tissu pendre sous la structure d’assise.

« Une expérience vivante », telle est la manière dont Hammerstrøm décrit la proximité avec Low Mohair. Les photos qui saisissent les multiples teintes de gris sont trompeuses car c’est le même tissu qui a été utilisé pour l’ensemble. Les différents reflets de lumière, qui dépendent du sens dans lequel les poils denses et courts sont brossés, donnent toute une palette de nuances. La réalisation a exigé une importante recherche d’échantillons de matières puis le recours à des artisans acceptant de mettre à profit leur savoir-faire de manière peu conventionnelle. « Il faut du temps pour créer des choses nouvelles », prévient Hammerstrøm. « Je n’ai jamais appris à travailler vite ».

Untitled, de Tove Storch (2019), est une fragile vitrine en tissu présentant un contenu de tissus tout aussi fragiles. L’idée d’un cabinet de curiosités vient à l’esprit, mais tandis qu’on attendrait par convention que l’enveloppe extérieure d’une vitrine de musée protège les trésors qu’elle renferme, la vitrine constitue en soi le trésor proprement dit, et les curiosités qu’elle contient un prolongement du même monde matériel.

Storch travaille sur des couches d’organza de soie teint – « le tissu le plus fin que j’ai trouvé » – et teste les limites de la résistance du tissu en l’étirant sur de fines armatures métalliques. Le résultat est contraint. Le tissu semble tendu jusqu’à l’extrême et les tiges métalliques suggèrent encore davantage les limites matérielles, entre inclinaison, basculement et cintrage. Même la séduisante couleur n’offre aucune stabilité, ses nuances changeant au gré du point d’observation qu’occupe le spectateur.

Les stéréotypes associant le métal à la force et le tissu à la délicatesse connaissent un fragile moment d’égalité. L’organza rose ultra-féminin tient bon, au moins pour l’instant ; l’armature métallique semble plus près d’être vaincue, s’incurvant et fléchissant sous l’action du tissu, perdant de son cadre rigide. Les deux matières, souligne l’artiste, sont des produits linéaires issus d’une fabrication industrielle. Storch reconnaît son intérêt pour « le potentiel de l’effondrement » et invite le spectateur à se demander combien de temps chacune des structures pourra survivre.

Les textiles ont souvent recours à des motifs répétés. Le rythme visuel peut être plaisant à l’œil, mais la répétition des motifs traduit également des contraintes d’ordre pratique en matière de production. Jusqu’à récemment, les perspectives de changement à l’infini dans l’armure (mode d’entrecroisement des fils) ou le motif étaient souvent irréalistes d’un point de vue technique, particulièrement pour les travaux de grande échelle. Faisant part de sa consternation devant ce qu’elle voyait comme un manque d’innovation dans le tissage, Albers appelait à « passer de la répétition conventionnelle à l’aventure de nouvelles explorations ». La réponse d’Astrid Krogh à cet appel ne vise pas l’armure mais la matière en ce qu’elle met en œuvre la lumière en lieu et place de la teinture textile, laissant ainsi diverger ce qui relie normalement armure et motif. Grethe Sørensen utilise quant à elle sa grande connaissance des armures complexes pour exploiter les possibilités d’infini, et non de répétition, à présent offertes par les outils de conception numérique.

Dans la technique traditionnelle de tissage ikat à laquelle se réfère Astrid Krogh, les fils sont méticuleusement mesurés et teints avant leur tissage. De légères variations apparaissant à la transition entre les couleurs créent des motifs aux contours flous et effilés caractérisant les tissages ikat. Mais comme l’admet Astrid Krogh, « l’ikat est tout à la fois une affaire d’imprécision et de précision. »

« J’utilise une méthode ancienne – rien n’a changé – qui me place au sein d’une longue histoire. » L’ikat de Krogh présente toutefois une différence majeure : « J’utilise la lumière comme teinture ». Dans des œuvres telles qu’Ikat III (2011), les fibres optiques acheminent de la lumière colorée dont les teintes changent graduellement. Le changement progressif des couleurs et leur rencontre mutuelle créent le même effet d’étirement que les tissus ikat. Mais travailler la lumière permet d’obtenir une répétition sur un cycle extrêmement long régulé par un disque chromatique mécanique qui est intentionnellement paramétré pour générer un léger changement à chaque cycle.

« À quel moment appelle-t-on quelque chose un motif ? L’exacte répétition d’un dessin ? Le même élément, mais légèrement différent ? S’agit-il d’un motif dès lors qu’on le reconnaît, ou lorsqu’il se reproduit à l’identique ? Comment un motif s’anime-t-il ? » Contrairement à certaines techniques textiles telles que l’imprimé ou la broderie, le tissage offre un lieu où la complexité de l’armure crée le motif. En mettant en œuvre la lumière, Krogh explore une autre manière de générer des motifs. « Le tissage est bien là », assure-t-elle, « mais il est combiné à un motif qui ne relève pas de l’armure. »

Idéalement, Ikat III doit se regarder dans un espace sombre dans lequel les spectateurs peuvent sentir « le flux de lumière environnant ». L’aura, au sens littéral, qui se dégage de l’œuvre est non seulement fonctionnelle, mais aussi émotionnelle et esthétique. Pour comprendre la réalité matérielle de l’œuvre, il faut se souvenir que si le générateur de couleur était éteint, la seule couleur visible serait le blanc de la trame en fil de papier et des fibres optiques translucides. Une fois l’œuvre illuminée, les spectateurs sont exposés à un déluge de couleur, à une esthétique immatérielle. »

Lorsqu’elle travaille à partir d’images photographiques, Grethe Sørensen conçoit entièrement le tissage sur ordinateur puis utilise un métier industriel pour tisser une pièce unique en jacquard. La création de pièces uniques en jacquard est une possibilité relativement récente en tissage. Avant la numérisation, les métiers jacquard étaient commandés par des cartons perforés exigeant des motifs conçus pour se répéter. Pour Sørensen, les outils numériques de conception et de production auxquels on a accès aujourd’hui sont des « ressources merveilleuses » permettant à présent au « rendu du métier à tisser industriel d’être unique en son genre ».

Une photo de lumières émanant de lampadaires dans une banlieue industrielle et se réfléchissant à la surface de l’eau a inspiré à Sørensen Tokyo Bay II (Water Mirror) (2016). Alors que le tissage à la main demande en général un gros investissement en temps, les métiers industriels sur lesquels elle travaille au TextielLab, aux Pays-Bas, réalisent le tissage très rapidement. À la place, l’artiste partage son temps entre la création des échantillons qu’elle produit dans son atelier, chez elle, et la préparation des fichiers numériques à partir desquels le tissu sera réalisé. « Le tissage final est un processus rapide ! » admet-elle.

Les tissus de Sørensen ont une densité de 100 fils au centimètre, une finesse qui rendrait un tissage à la main irréalisable d’un point de vue économique et technique pour des tissages à grande échelle. Les métiers industriels à commande numérique résolvent ce problème. Alors que la production n’exige plus son intervention manuelle, Sørensen reste en intime relation avec les matières : « Je décide de chaque brin présent sur le métier ; je continue de faire moi-même l’essentiel. »

Une détermination sincère à investiguer les matières, telle est l’une des voies permettant d’arriver en territoire nouveau. Albers faisait observer que « la forme émerge à mesure que le travail avance ». La simplicité de cette affirmation est trompeuse. Pour faire abstraction de ses idées préconçues, il faut remettre en question ses schémas habituels de pensée, mais cela suppose une tournure d’esprit s’avérant parfois extrêmement difficile à atteindre. Chez Margrethe Odgaard, cette capacité est illustrée par les efforts attentifs qu’elle déploie pour remettre la couleur en position de réaction primaire, et non secondaire, au monde matériel qui nous entoure. Valérie Collart et Justin Morin nourrissent tous deux un intérêt pour ce que nous gardons dans nos mémoires collectives : Collart dans des formes familières nées de l’histoire de l’art, et Morin par des couleurs issues de la culture populaire. Tous trois se gardent d’imposer des réponses prédéterminées à leur travail. Chez Odgaard et Collart aussi, le leurre est à l’œuvre, avec des couleurs si éclatantes qu’elles suggèrent une illumination artificielle ou des changements d’échelle déconcertants entre investigation des matières et photographie. Mais tandis que Collart s’intéresse à la possibilité de fixer le regard du spectateur, Morin reporte les décisions finales concernant ses installations jusqu’au dernier moment, d’où l’obtention de tissus qui semblent vraiment animés, rappelant à cet égard la méridienne de Hammerstrøm et le tissage de Krogh.

« Dans notre culture, la couleur n’a pas la même valeur que la forme », fait observer Margrethe Odgaard, qui voit la couleur traitée comme une « valeur superficielle ajoutée à quelque chose d’autre qui a de la valeur ». Sa démarche vise à « élargir le concept de couleur à un savoir et à une intention », loin des « conceptions selon lesquelles la couleur procède du féminin et du superficiel ». Cela exige une culture de la curiosité qui a besoin de temps pour réexaminer le familier. « Pour comprendre la couleur, nous devons l’envisager comme une lumière. La sensation de couleur advient lorsque la lumière rencontre une surface ».

Odgaard puise son inspiration chez des esprits tels que le physicien et mathématicien écossais James Clerk Maxwell, considéré comme le fondateur du génie électrique. Pourtant, Electric Field (2020) est bien plus artisanal que son titre ne le suggère. Quatre couches d’organza de soie transparent se mélangent en un pli central semblant illuminé par l’électricité. L’éclat tient en réalité à la lumière se déplaçant à travers les textiles très légers. Une palette de blanc, jaune, rouge et noir reprend les extrémités du spectre chromatique : le blanc contient toutes les couleurs ; le noir, leur absence ; avec, en plus, des vagues lumineuses allant du jaune vers des vagues lumineuses rouges plus courtes. L’effet moiré (généré entre des motifs similaires mais non identiques) est un phénomène optique plus que physique.

Dernièrement, Odgaard a recherché des manières de « déplacer la couleur vers la partie logique du cerveau, la zone en lien avec le discernement, l’ordre, les mathématiques, le "masculin" ». Une formule mathématique pourrait-elle rendre compte de la présence de la couleur en tant que quatrième dimension d’un cube (après la hauteur, la profondeur et la largeur) ? La série With Some Defined Measure (2020) présente une formule brodée à la machine suggérée par un professeur de mathématiques en coopération avec Odgaard. Le titre de l’œuvre en reprend les derniers mots, lesquels selon Odgaard « ponctuent l’ensemble de la formule ». « Mais cela en fait une affirmation exacte », suggère-t-elle au sujet d’un travail constituant un « exercice visant à essayer de considérer la couleur comme rationnelle ».

Valérie Collart travaille sur des tissus trempés dans le plâtre ou la porcelaine crue afin de créer d’énigmatiques vignettes dissimulant des formes sous une peau de textile. L’épaisseur et le poids du textile influent sur le drapé final de l’étoffe. Pour la créatrice, l’art du drapé dans les sculptures de marbre et les peintures baroques est fondamental. L'Enigme d'Isidore Ducasse de Man Ray (1920, refaite en 1972), sculpture d’une machine à coudre enveloppée dans une couverture et ficelée de manière apparente, constitue une autre référence. « La dissimulation est une source de mystère, de fantasme et de frustration », rappelle Collart. « Elle crée en nous une forme de désir ».

Cumul I, sculpture de marbre féconde assumée de Louise Bourgeois, vient également à l’esprit, la démarche de Collart étant toutefois entièrement différente. Plutôt que d’évoquer un lien bien établi, ces œuvres sont censées « résister à l’interprétation et à la compréhension ». Dans les photographies que Collart fait de ses sculptures, l’échelle suggérée est souvent bien supérieure à celle de l’original. Les photos figent le temps et permettent à l’artiste « d’éliminer tout autre regard possible ». Très peu de choses sont révélées qui pourraient relier l’image ou la sculpture au monde réel. « J’aime l’idée qu’elles soient un peu inquiétantes », admet-elle, « voire mélancoliques ».

« Notre interprétation de la sculpture grecque comme canon de la blancheur est erronée », avertit Collart. Les pigments ont simplement disparu au fil du temps. Pour ceux qui sont familiers des images en noir et blanc que donne à voir l’histoire de l’art, les créations de l’artiste s’insèrent dans l’esthétique de ce continuum. Le résultat, qu’il est difficile de qualifier de contemporain ou d’historique, nous demande plutôt de « plonger dans notre mémoire visuelle collective ».

Positionné entre les mondes de l’art, de l’architecture d’intérieur et de la mode, Justin Morris ne s’intéresse pas aux jugements de valeur faisant primer l’un sur l’autre. Il travaille au contraire à une « confluence de références » dont le point commun est de questionner la place de la beauté et de la décoration. Devenus une signature dans son travail, les drapés sont le fruit d’une décennie d’investigation, et ce non seulement du fait de considérations créatives mais aussi, dans une large mesure, pour des raisons d’ordre pratique. Comment faire, sinon, pour expédier d’énormes expositions dans de simples tubes FedEx ?

Regarder les œuvres de Morin sur des images immobiles ne permet pas de voir la soie onduler à l’approche du spectateur. « La soie est physiquement toujours en mouvement, sensuelle, le corps entier est engagé ». Morin évoque l’influence du vocabulaire minimal de Donald Judd mais admet volontiers qu’avant de travailler la soie, ses tentatives visant à obtenir des « formes industrielles parfaites » n’atteignaient pas « la qualité des artistes qu’[il] admirai[t] ». De son propre aveu, la légèreté de la soie répond à sa quête de perfection de façon beaucoup plus satisfaisante.

Ses palettes sont souvent issues d’images libres de droits avec un protocole selon lequel le titre de chaque œuvre offre des indices au spectateur curieux. Chaque titre commence par How to drape, suivi d’une référence à l’image source, par exemple the surface of Saturn (2018). D’autres références sont tirées du cinéma, des arts, du tourisme – de la culture visuelle quotidienne qui s’enregistre dans nos mémoires.

Lorsque la soie arrive d’Italie, où elle est imprimée, à son atelier parisien, Morin accepte l’étoffe livrée comme étant le résultat final. Contrairement à l’étalonnage de l’impression sur papier de magazines (autre genre dans lequel il travaille), tout éclat ou pâleur imprévus sont acceptés tels qu’ils se présentent. Suspendus sur des supports rigides en acier qui en tracent le contour, les drapés sont laissés de côté jusqu’au moment final de leur installation.

Ce que nous attendons des textiles vient souvent de notre expérience du quotidien. On attend d’un imperméable qu’il soit imperméable à l’eau, justement, et à un torchon qu’il soit absorbant. Considérer les défaillances matérielles comme positives est un exercice difficile pour notre imagination. Pourtant Albers préconisait de laisser l’attention revenir « aux principes fondamentaux », non pas comme une manière de rester coincés dans la répétition, mais au contraire de « redonner accès à l’invention, à l’utilisation créative de faits intellectuellement reconnus. » Anne Fabricius Møller magnifie la vulnérabilité de certaines teintures qui passent sous l’effet de la lumière et exploite cette donnée factuelle comme une technique lente de réalisation de motifs textiles. Sofie Genz travaille dans les limites de ce que procure l’armure toile mais transpose ces principes fondamentaux dans le tridimensionnel en appliquant un tissu à carreaux sur des cubes. Enfin, Vibeke Rohland travaille à partir de l’admiration et du respect pour les histoires que recèlent les tissus déjà existants. La quête par Rohland de techniques d’élimination des couleurs n’est pas un déni de l’original mais une déconstruction créative attirant plus d’attention sur l’original qu’elle ne lui en enlève.

Les couleurs résistant mal à la lumière sont les plus vulnérables au changement. De ce fait, elles tendent à être traitées comme quelque chose de négatif, présentant des risques à éviter. Anne Fabricius Møller ne partage pas cet avis. « J’en ai assez de l’idée que le fort et le bon sont les paramètres les plus importants dans le processus de création ». Ses investigations poétiques sur les textiles ont donné leurs motifs à des tissus par l’exposition à la lumière naturelle pendant de longues périodes.

Fabricius Møller a remarqué que souvent, on ne prend pas en considération la décoloration des couleurs des rideaux des maisons de vacances ou des chambres d’appoint. « Ce n’est pas une catastrophe que les couleurs se fanent ! » Ses premiers textiles à couleurs passées ont été exposés en 2006. Au départ, ce travail n’a pas été bien compris. « C’était peut-être à cause de mes titres énigmatiques », dit-elle en riant. Intitulant d’abord ces créations In My Window ou In Your Window (ce dernier titre renvoyant à la nécessité d’emprunter des bords de fenêtre chez ses amis lorsqu’elle n’eut plus assez d’espace chez elle), elle inséra le mot Faded dans chaque titre à partir de 2013, après quoi la compréhension de ses créations s’améliora.

Ses expériences visant à trouver des teintures susceptibles de se décolorer commença, ironie du sort, par quelques faux départs. « J’ai commencé avec l’indigo, mais la teinture était d’une trop grande qualité et ne passait pas ! D’autres teintures végétales peuvent se défraîchir trop fortement ; les teintures chimiques de violet et de rose sont réactives au processus. Certaines teintures passent trop vite, d’autres si lentement que le tissu ne résiste pas. Tel a été le cas de la soie ; les couleurs sont magnifiques mais l’étoffe est trop fragile ».

Actuellement elle travaille principalement sur le coton et le lin et reconnaît qu’elle n’a pas choisi un mode de travail rapide. « Il faut compter sept à huit ans – je les oublie quand je suis très occupée – où j’en remets un à la lumière parce qu’il a besoin de plus de temps. » Elle s’amuse du fait que le processus est si lent que la moindre exposition pourrait demander une préparation d’une vingtaine d’années. Les collectionneurs disposés à investir dans ces productions en cours ont été limités. Après le pliage, les plis sont fixés par des épingles et de gros points de couture et le tissu est placé dans une boîte en acrylique (pour le protéger de la poussière et non de la lumière), les collectionneurs décidant ensuite à quel moment ils souhaitent déplier le textile.

« Les gens oublient combien la couleur était intense et vive. À l’issue d’une vingtaine d’années, vous avez un tissu à rayures. » La durée de gestation dépend toutefois de l’endroit où vous vous trouvez. Un collectionneur de Tromsø devra attendre trente ans, un autre de Malaga seulement dix. Les premiers collectionneurs ont acquis leur textile en 2006 et pourraient s’apprêter, s’ils le voulaient, à ouvrir la boîte et à déployer leur tissu à présent rayé. « C’est plutôt une idée », admet Fabricius Møller. « Le temps m’a accompagnée et m’a été favorable. Ma démarche n’a pas changé, mais la réception de mon travail, oui. »

Les trois cubes de lin tissé formant Mixed Up (2020) représentent les récentes investigations de Sofie Genz en matière de couleur. Travaillant sur une armure toile et des fils de chaîne de différentes couleurs disposés en sections, Genz tisse des textiles avec un motif à carreaux. Les couleurs d’origine des fils de chaîne et de trame forment de nouvelles combinaisons au sein de ce motif simple. Le lin ne se prêtant pas aux couleurs saturées, Genz sélectionne soigneusement une palette aux nuances poudrées similaires.

Le lavage post-tissage souligne la douceur naturelle et l’éclat du lin, mais le rétrécissement naturel de 10% requiert un calcul précis et déterminant pour que les carreaux s’ajustent parfaitement sur les tiges d’acier de 50 cm composant les cubes sur lesquels le tissu sera enveloppé. Étirés à la façon d’une peau de tambour (au lieu de donner l’effet rembourré d’un oreiller), les fils de chaîne et de trame de chaque tissu sont juste assez gros pour être visibles à l’œil nu. À la lumière naturelle, la structure jette de légères ombres, et le textile est suffisamment léger pour laisser transparaître sur une face du cube les motifs de la face opposée. Aucun des cubes n’a deux faces identiques.

Genz décide des changements de rythme et de couleur de la rayure sur le métier proprement dit plutôt que de travailler à partir d’un modèle calculé à l’avance. « Deux jours pour préparer le métier, un jour de tissage pour faire un mètre de tissu, alors qu’il en faut neuf pour les trois cubes », estime-t-elle. « Mais j’aime le fait que cela prenne du temps et que j’aie du temps pour réfléchir. J’aime tout ce processus. Les trois cubes ont leur propre individualité… ils sont tous légèrement différents mais forment un ensemble. »

Ces trois dernières années, Vibeke Rohland a « effacé la couleur produite par l’industrie textile ». Elle décrit sa fascination pour les recettes permettant d’éliminer la couleur, sorte de « récupération de textile » consistant à revenir sur des tissus existant déjà. Depuis les années 1980, son travail s’inscrit résolument dans le concret : « Je travaille directement sur le tissu ou l’objet. Si je me rends compte, au fil du temps, que ça ne marche pas, je trouve un autre moyen ».

Initialement, Rohland imprimait ses tissus puis effaçait ce qu’elle avait imprimé, jusqu’à ce qu’elle se confronte à son propre questionnement : « Pourquoi effacer mes propres couleurs puisque je sais ce que je vais trouver ? » Regrettant l’absence du hasard et mal à l’aise avec le volume d’eaux usées qu’elle générait, elle se recentra sur l’effacement des couleurs de tissus existants. « Robert Rauschenberg n’effaçait pas ses propres dessins ! » explique-t-elle en référence à Erased de Kooning Drawing (1953), de l’artiste américain. Si cette œuvre a été réalisée par effacement, il était essentiel pour Rauschenberg de travailler sur une œuvre d’art que lui-même et d’autres admiraient et respectaient.

Rohland travaille avec un petit cadre de sérigraphie, une raclette et un pinceau, laissant son instinct déterminer leur positionnement, plus que les mesures. « On ne sait jamais à 100% ce qu’on fait quand on travaille avec de la pâte décolorante », admet-elle. La pâte décolorante reste chimiquement stable pendant quelques heures seulement et agit sous l’effet de la vapeur haute pression. Le rendu est donc relativement imprévisible et ne se révèle en partie qu’après les étapes du passage à la vapeur et du rinçage à l’eau froide. Et ce n’est que plusieurs étapes plus loin dans le processus que le résultat apparaîtra précisément. Les erreurs – si tant est qu’on puisse les qualifier ainsi – sont toutes mémorisées comme des points de départ pour de nouvelles œuvres à venir.

« En enlevant la couleur, j’obtiens des espaces », explique-t-elle – une magie inverse à celle de la chambre noire en photographie. Le tissu d’origine est déterminant pour le résultat final, « une reconnaissance du travail effectué ». Aucun textile n’est à l’abri de l’entreprise d’effacement de Rohland, pas même ses propres créations. Ironie du sort, elle s’est trouvée en difficulté du fait de la grande qualité des tissus initialement produits. Pour In a Slow Manner, Rohland a travaillé sur un velours aux couleurs profondes et chatoyantes ; étoffe noble et élégante, le velours est utilisé comme symbole de force et de richesse depuis 2000 avant J.-C.

Dans ses écrits sur les textiles, Albers soulignait l’importance de la souplesse d’adaptation comme « l’un des éléments dont nous aurons besoin à l’avenir ». Ses textes sur les textiles sont souvent admirés pour leur caractère intemporel mais il faut également reconnaître leur préscience. Anni et Josef Albers ont vu le cours de leur vie bouleversé par l’avènement du Troisième Reich. L’immigration d’Anni Albers vers les États-Unis a été rendue possible, au moins en partie, du fait de ses connaissances du textile. (Un dépôt de brevet relatif à des panneaux acoustiques conçus par Anni Albers durant ses études au Bauhaus a été cité dans sa demande d’immigration, et elle arriva saine et sauve aux États-Unis en 1933). En s’installant outre-Atlantique, elle dut parler une nouvelle langue, et on dit qu’elle conserva toute sa vie un fort accent allemand lorsqu’elle s’exprimait en anglais. Selon certains, ses difficultés de communication orale en anglais auraient poussé Anni Albers à se tourner vers l’écrit. Si c’est la vérité, c’est une chance pour nous qui en profitons aujourd’hui.


Jessica Hemmings

Professor of Craft & Vice-Prefekt of Research HDK-Valand, Université de Gothenburg, Suède

Toutes les citations d’Anni Albers proviennent de « Handweaving Today: Textile Work at Black Mountain College », publié pour la première fois dans The Weaver 6:1, Jan.-fév. 1941.

Toutes les citations des artistes exposants proviennent d’interviews avec l’auteur en janvier 2021.

« A patent application for acoustic panels… », Anni Albers, Tate Modern, Londres, panneau d’exposition (11 octobre 2018 – 27 janvier 2019).